44.

Dans le quartier de Memphis où résidait leur chef suprême, les disciples de l’Annonciateur restaient en état d’alerte. Boulangers, vendeurs de sandales, coiffeurs s’étaient si bien mêlés à la population que personne ne pouvait supposer qu’ils appartenaient à un réseau dormant.

Depuis l’arrivée de Bina, d’Ibcha et de leurs hommes aussitôt mis à l’abri dans des maisons sûres, les guetteurs avaient été multipliés et surveillaient les alentours de nuit comme de jour. Pas un policier ne s’aventurerait dans le domaine de l’Annonciateur sans être aussitôt repéré. Et l’augmentation des rondes n’inquiétait pas les Asiatiques, puisque d’innocents promeneurs se relayaient afin d’annoncer leur passage.

Au premier étage de la boutique où se vendaient nattes et paniers, l’Annonciateur ne cessait de prêcher. À tour de rôle, les disciples recueillaient sa parole sans être autorisés à poser la moindre question. En tant qu’unique interprète d’un dieu décidé à conquérir le monde, il proférait une vérité absolue et définitive.

Se désaltérant avec un peu de sel entre deux sermons, l’Annonciateur martelait un discours répétitif, destiné à pénétrer peu à peu dans les esprits d’auditeurs admiratifs. Ils n’auraient ni autre éducation ni autre culture, mais cela leur suffirait amplement pour combattre jusqu’au triomphe final.

Shab le Tordu buvait les paroles de son maître, surtout lorsqu’il annonçait l’extermination des blasphémateurs et la soumission absolue des femmes, beaucoup trop libres dans la société égyptienne. En parfait chien de garde, Shab n’oubliait pas de filtrer les bienheureux autorisés à recueillir l’enseignement. Au moindre doute, il ceinturerait le suspect et le remettrait à l’Annonciateur.

La voix douce et enjôleuse s’éteignit, les disciples se retirèrent.

— Convoque Gueule-de-travers, ordonna l’Annonciateur à Shab. Les nombreuses journées d’entraînement de ses guerriers vont enfin être mises à profit.

— Allons-nous frapper… à la tête ?

— Exactement, mon ami.

— Serons-nous assez nombreux ?

L’Annonciateur eut un sourire indulgent.

— Ne sois ni inquiet ni incrédule. Grâce à nos nouveaux alliés, nous disposerons des informations nécessaires. De notre côté, nous répandrons une telle frayeur dans la ville que la plupart des obstacles seront levés. Fais collecter du petit bois bien sec et des chiffons que nous distribuerons ensuite à nos fidèles. Bientôt, le feu de Seth s’abattra sur cette cité impie ! À présent, je vais parfaire la formation de Bina.

Le Tordu fit la moue.

— Maître…

— Qu’y a-t-il, Shab ?

— Maître, je n’ai nullement l’intention de discuter vos décisions, mais cette Bina…

— Que lui reproches-tu ?

— D’être une femme.

L’Annonciateur posa doucement la main sur l’épaule du Tordu.

— Dieu nous enseigne que les femmes sont des créatures inférieures et doivent rester confinées dans leurs maisons afin de servir leurs maris et leurs fils. Mais nous sommes en guerre, et j’utilise de multiples armes, y compris les plus surprenantes. Bina est précisément l’une d’elles. Les Égyptiens sont si naïfs qu’ils ne peuvent concevoir qu’une jolie fille soit plus dangereuse qu’une armée bien entraînée. Encore faut-il que j’achève sa transformation.

L’Annonciateur pénétra dans la pièce obscure où Bina était enfermée depuis son arrivée à Memphis. Dans ses veines coulait désormais un nouveau sang, dont la quantité devait encore être augmentée pour qu’elle devienne une tueuse impitoyable au service de la cause. Nul ne serait plus féroce que ce fauve.

— Éveille-toi, Bina, et regarde-moi.

Inanimée, repliée sur elle-même, la brune commença à revivre en entendant la voix de son seigneur. Rejetant la tête en arrière, elle se redressa lentement, les yeux dans le vide, et demeura statufiée au centre de la pièce.

L’Annonciateur fit pivoter le mur du fond et sortit de sa cachette le coffre en acacia qui abritait la reine des turquoises.

— Après avoir exposé au soleil cette pierre si précieuse, indiqua-t-il, je procéderai à ton ultime animation. Ensuite, tu m’appartiendras corps et âme, et ton obéissance sera totale.

L’Annonciateur tira un rideau, formé de deux nattes assemblées.

Un rayon de lumière frappa la reine des turquoises dont le flamboiement éclaira le visage de Bina.

— Reine des ténèbres, sois la lionne terrifiante, avide de sang et de carnage, parcours la steppe et le désert !

Les ongles de Bina devinrent aussi acérés que des griffes, ses dents puissantes comme des crocs.

L’Annonciateur était fier de son œuvre.

Il referma le rideau et replaça la pierre dans le coffre.

— N’oublie pas, Bina, femelle dévouée à ton maître : tu ne seras lionne que sur mon ordre.

La jolie brune sembla sortir d’un profond cauchemar.

— Ôte ta tunique, exigea-t-il.

Il la fascinait autant qu’il l’effrayait. Incapable de lui résister, elle se dénuda et le laissa abuser d’elle.

Malgré les protestations de Sobek, le roi emmena Iker à l’extérieur de Memphis. Certes, les meilleurs hommes du chef de la police surveillaient le monarque et le Fils royal, mais parviendraient-ils à sauver Sésostris en cas d’attentat ? Étant donné la menace qui planait, le moment semblait mal choisi pour courir un tel risque.

Un faucon les guida, le roi le suivit en silence jusqu’à un canal ombragé. Il contempla le feuillage des saules et marcha le long des berges. Une paix profonde régnait en ce lieu.

— Troupeau de Dieu, les humains ont été bien pourvus, rappela Sésostris. N’a-t-il pas créé le ciel et la terre à leur intention, l’air comme souffle de vie, puisqu’ils sont ses images, issues de son être ? Il brille dans le soleil, fait pousser la végétation et leur donne toutes sortes de nourritures. Le Créateur n’a rien conçu de vicié. Aucun mal ne figurait dans l’ordre de sa création. Mais les humains se sont révoltés, et l’on ne peut ôter le poison du serpent, pas plus que le mal de l’être mauvais. Quand Dieu a ri, les dieux furent ; quand il pleura, les hommes naquirent. Porteur d’injustice et de cruauté, l’homme est le plus redoutable des prédateurs. La fonction pharaonique maintient et prolonge sur terre l’œuvre divine, tout en libérant l’homme de la main de l’homme. Croire que l’on peut agir en faveur des humains est toujours de la vantardise ; Pharaon agit en faveur de son père, le maître des dieux. Il n’existe aucune spiritualité pour le paresseux, aucun frère en esprit pour celui qui n’écoute pas Maât, aucun jour de fête pour l’avide. Ne désire jamais ce qui appartient à autrui, Iker, ne convoite pas ce que tu n’es pas capable d’accomplir toi-même, car l’envie procure la déchéance. L’avide est un mort vivant. Tel est aussi le devoir du roi : lutter sans cesse contre l’avidité des humains.

— À la fin de l’époque des grandes pyramides, n’a-t-elle pas triomphé ?

— Les ténèbres furent préférées à la lumière, nul ne tira plus les enseignements des lois célestes, nul ne respecta plus les lois terrestres, le mal fut appelé bien, le criminel considéré comme un juste, l’immoralité comme une vertu, la perversion comme la norme, le sage comme un fou, l’exalté comme un modèle à imiter, et les voix des dieux furent étouffées. Alors régna isefet, qui est injustice, violence, avidité, paresse, oubli, décomposition, chaos et loi du plus fort permettant aux assassins et aux voleurs de gouverner. Si leur triomphe perdurait, le sol deviendrait stérile, l’air irrespirable et l’eau empoisonnée. Quant au feu du ciel, il dévasterait notre monde. Lutter à chaque instant contre isefet ne suffit pas. Il faut surtout affermir Maât, en ritualisant le temps qui s’écoule. Chaque règne doit être la répétition consciente du processus de création, de « la première fois », afin de repousser les forces du chaos et d’établir Maât. Que sais-tu d’elle, Iker ?

— Quand Maât est à sa place, Majesté, le pays demeure ferme et le ciel favorable. Fille de Râ, compagne de Thot, toujours présente dans la barque solaire, elle est le pilote qui indique le bon chemin.

— C’est grâce à Maât que l’univers fonctionne, précisa Sésostris, et que les mondes stellaire, solaire et terrestre coexistent en cohérence. Sans Maât, notre espace serait inhabitable. Ma volonté est Maât, car seule la justesse de cœur convient au pharaon. Ma force est la justice. Si je m’en écartais, ce serait la fin de mon règne, car les monuments d’un destructeur sont voués à la destruction. Mon premier devoir consiste à élever Maât vers elle-même, à être le médiateur entre elle et mon peuple, à mettre en résonance l’ordre social et l’ordre cosmique. L’État qui n’a pas de dimension céleste et ne fait pas offrande à Maât ne connaît ni justice, ni réciprocité, ni solidarité. Il s’englue dans les conflits humains et les luttes de pouvoir. Maât ordonne : agis pour celui qui agit. Es-tu celui-là, Iker ?

— Tel est mon désir, Majesté.

Sésostris conduisit Iker à la lisière du désert. Au loin, la pyramide à degrés de Djéser.

— Connais-tu le véritable nom par lequel les profanes désignent une nécropole ?

— Ne serait-ce pas « la terre de Maât » ?

— Grande, durable et rayonnante est la règle de Maât. Jamais elle ne fut troublée depuis le temps d’Osiris. Certes, le mal, l’iniquité et leurs alliés sont sans cesse à l’œuvre en ce monde et accumulent quantité de méfaits. Mais tant que quelques êtres respecteront Maât, le mal ne parviendra pas à traverser le fleuve de la vie pour atteindre l’autre rive. Et quand viendra la fin des temps, Maât demeurera.

Le monarque se dirigea vers une petite demeure d’éternité datant de l’Ancien Empire. Sur son linteau, une inscription.

— Lis, Iker.

— « Prononce Maât, ne sois pas passif, participe à la création, mais n’outrepasse pas la Règle. »

— De quoi se compose ton être, au-delà de ton corps ?

— De mon nom et de mon cœur.

— Ton nom, Iker[24], indique que tu es porteur d’un accomplissement et de la perfection d’une œuvre appelée à se renouveler sans cesse. Puisse ton cœur se remplir de Maât afin que tes actions soient justes. Mais il faut aussi nourrir ton ka, cette énergie vitale provenant de l’autre monde et vers laquelle tu retourneras si tu franchis l’épreuve du tribunal d’Osiris. Que ton ba, la capacité de ton esprit à se mouvoir au-delà du visible, aille chercher dans le soleil la lumière capable de te guider dans les ténèbres. Et seras-tu capable de devenir un akh, l’être de lumière que la mort n’atteint pas ?

Iker était ébloui. Tant de portes qui s’ouvraient, tant de perceptions nouvelles… Les révélations du roi lui donnaient le vertige.

— Regarde cette pierre, mon fils. N’a-t-elle pas la forme d’un socle de statue ?

— C’est l’un des hiéroglyphes servant à écrire le nom de Maât, Majesté !

— Les statues sont des êtres vivants, nés de Maât. Monte sur ce socle, Iker.

Le jeune homme n’hésita pas.

— Que ressens-tu ?

— Un feu jaillit de cette pierre, un feu se répand en moi. Mon regard… mon regard est plus perçant !

— Dans la guerre que nous livrons contre les puissances des ténèbres, la survie d’Osiris et celle de sa civilisation sont en jeu. C’est pourquoi nous devons nous procurer des armes dans l’invisible. Aujourd’hui, mon fils, ton initiation aux mystères a vraiment débuté. Quoi qu’il arrive désormais, ne quitte pas le chemin de Maât.